11 - LA BARBE DE PTAH HEO
Pays Toraja
Région de Rantépao
Sulawesi – Indonésie
— Quoi ? hurla Hortengul, soudain dressé sur son séant.
Il ressemblait à un crotale, vibrant, prêt à mordre.
— Doucement, Seigneur, lui intima Pinocchio, un pansement entre ses doigts tremblants.
Hortengul sembla oublier combien toutes les morsures, très superficielles, le faisaient souffrir jusqu’à cet instant. Il ne songea plus ni à grimacer, ni à gémir sur la microscopique détérioration de sa peau délicate ; la seule chose qui le préoccupait désormais, juste au moment où aurait dû avoir lieu le transfert, c’était cette insupportable nouvelle, tombée de la bouche de son souffre-douleur comme un fruit satanique : Le Bateleur s’était une nouvelle fois soustrait au piège qui lui avait été tendu ! Ce diable d’homme avait trouvé, Dieu seul savait comment, le moyen d’échapper à la police italienne et ce malgré une soi-disant décharge d’annihileur de volonté !
— Quoi ? répéta Hortengul, hors de lui, Le Beautailleur s’est volatilisé ?
Il frappa Pinocchio avec rage.
— Morveux ! Tu fais tout ce que tu peux, dans cette affaire, pour m’irriter, me faire perdre mon sang-froid, me rendre fou, hein ? Sac à puces ! Vaurien ! Canaille !
— C’est incroyable, Majesté, bégaya Pinocchio, en prenant bien soin de ne pas se soustraire aux coups qui pleuvaient dru, cette disparition de l’agent français tient tout bonnement du miracle.
— Du miracle ? s’énerva Hortengul, les yeux hors de la tête. Cela vient exclusivement de ton incapacité à transmettre mes ordres, à t’entourer de gens valables, sac troué !
Pinocchio laissa tomber le pansement que ses doigts ne retenaient plus, porta les mains à ses tempes.
— Vous avez raison, Maître, je ne suis pas à la hauteur de la tâche que vous m’avez, dans votre incommensurable bonté, confiée. Je n’ai jamais rien compris à la stratégie militaire, aux ruses du commandement. Je ne suis qu’une brute sonore, un bon à rien, une nullité grossière.
— Assez ! gueula le Gouverneur-Président. Je sais tout cela, poussière atomique. Je connais ton peu de vaillance et ta superbe lâcheté, mais j’ai l’habitude de toi, je ne puis me passer de ta figure d’emplâtre, de tes yeux ridicules de chien fidèle…
Hortengul se recoucha, baissa le ton :
— J’ai besoin de ta trogne, de ton incomparable servilité, de ton ventre mou comme une baudruche où mes pointes acérées s’enfoncent sans toucher de centres vitaux. Pinocchio, tu es et resteras mon ombre.
Il fit semblant de pleurnicher sans qu’une larme ne souille ses paupières.
— Le poète Ptah Heo attend, je suppose, et mon habit de fête aussi ? questionna-t-il, subitement calmé.
— Oui, Maître, tout est prêt, assura Pinocchio, encore sous le choc de l’immense colère de l’Ogre.
— Avant de me vêtir, nous devons mettre un terme au problème posé par Le Bontailleur.
— Le Bateleur, Maître.
— Si tu veux, cerveau racorni. Aurais-tu une idée, une seule, pour la première fois de ta vie, limace ?
— Comment oserais-je émettre une nouvelle idiotie devant Votre Grandeur ?
— Alors, écoute-moi, sirop de confiance, ouvre bien tes oreilles, amant de pacotille : le dernier maillon entre l’Occident et nous, tu te souviens de son nom, n’est-ce pas ?
— Li, Maître. Voilà l’unique personne pouvant conduire Le Bateleur jusqu’à nous.
— C’est juste. Alors, voilà ce que nous allons faire… Mais, m’écoutes-tu bien, passoire ?
— Je suis tout ouïe.
— Nous allons envoyer une équipe chez cette nouille de Li qui, désormais, ne nous sert plus à rien. Une véritable équipe, cette fois, des gens très sûrs. Les plus sûrs que nous puissions trouver.
— L’équipe la plus sûre, Maître, répéta Pinocchio, en partie rasséréné.
— Nos gens attendront Le Bateleur chez Li, sans quitter cette fripouille des yeux, d’accord ?
— Ils ne la quitteront pas des yeux, promit Pinocchio. Et quand Le Bateleur se pointera…
— Ils les liquideront tous les deux.
— Tous les deux, fit le serviteur en écho. Il ne restera plus de témoins, plus personne.
— Nous aurons la paix, acheva Hortengul. Amen.
— Amen, soupira Pinocchio.
Hortengul bondit sur ses pieds, à côté de sa couche :
— Maintenant, galopin fumant, apprête-moi. La poésie pure m’attend, je vais l’honorer sur-le-champ.
Pinocchio présenta l’habit : une culotte bouffante, d’un bleu tendre, à charmantes gansettes satinées, et une sorte de redingote, bleue également, azur, pailletée, à revers sombres comme la nuit.
— Que voilà un bel apparat ! s’extasia Hortengul, prêt à toutes les facéties. Je ressemblerai à un brochet, là-dedans, un maquereau, mais diaboliquement beau ! Que demande le peuple ? Un Roi équipé comme un chanteur lyrique dans un grand opéra. Voilà. Bien. Allez, lévrier titubant, passe-moi vite cette infamie sur le dos, que j’aille voir Ptah Heo, ce trésor vivant de ma future poésie.
Il leva les bras, ferma les yeux, se laissa vêtir sans fournir le moindre effort, sans jamais aider son valet qui s’empêtrait dans les ganses, s’impatientait sur les boutons, les innombrables fermetures nécessaires, selon Hortengul, à un habit de qualité.
— Enfin ! finit-il par dire. Que cette mise en scène m’a paru longue, mon ami. Comment as-tu pu mettre si longtemps à m’habiller ? Je me le demande. Maintenant que je suis paré, allons dans les profondeurs malsaines de notre Palais, gagnons les Prisons Souterraines… C’est le passage obligé pour atteindre les plus hauts sommets de la création, les soleils de la Gloire, Pinocchio, monstre introverti, en avant !
Pinocchio tendit l’épaule, Hortengul la crocheta et se laissa guider. Lorsqu’il arriva dans la salle du transfert, il repéra le vieux Ptah Heo, prisonnier sur le fauteuil placé à côté de son trône, exagéra une révérence :
— Soyez le bienvenu en ce lieu funeste, ô poète grandissime qui allez sous peu transmettre les lumières de votre savoir à mon cerveau avide.
— Je ne comprends pas ce que signifie tout cela, déclara Ptah Heo, vieillard chenu dont la longue barbichette prolongeait la mâchoire prognathe jusqu’à la ceinture. Est-ce ainsi que vous honorez vos visiteurs les plus illustres ?
— Ferme ta gueule, vieux serpent ! lui répondit Hortengul. Tu es ici, chez moi, mon pote. Et mon vulgaire prisonnier. J’ai décidé de te vider la cervelle à mon profit et tu vas te laisser faire sans ouvrir la bouche, compris ?
— Par les dieux tout-puissants, s’emporta le poète. Même l’Empereur de Chine, ne se serait pas permis de me parler sur ce ton !
Hortengul se tourna vers Pinocchio.
— Mon chéri, lui dit-il avec douceur, mon cher angelot, je t’en prie, va casser à ce braillard les molaires qui lui restent !
— Vous devriez cesser de chercher à mettre en colère le Maître qui n’est pas, aujourd’hui, de très bonne humeur, cher Ptah Heo, sinon, je serais dans l’obligation de vous molester, ce qui, je dois l’avouer, ne me satisferait guère.
— Pitre, fou du Roi, rendez-moi la liberté, avant que je ne casse tout dans ce maudit Palais.
Pinocchio lâcha Hortengul, s’approcha du vieil homme, ôta le pansement qui lui couvrait la cheville et le colla sur la bouche du malheureux qui s’empourpra en émettant des bruits de gorge.
— Bien, approuva Hortengul. Maintenant va chercher l’extraterrestre avant que cet idiot ne s’étouffe.
Pinocchio s’éloigna dans les couloirs secrets ; Hortengul prit place avec dignité sur son énorme fauteuil et attendit, sans plus jeter un regard à son infortuné compagnon.
On entendit un sinistre bruit de reptation qu’accompagnait une respiration sifflante, et, derrière tout cela, les claquements secs des talons de Pinocchio sur les dalles. Intrigué, Ptah Heo cessa de proférer des insultes inaudibles, tendit l’oreille, les sourcils relevés, rejoints au-dessus de son petit nez retroussé. Quand la créature parut, à côté de Pinocchio, Hortengul voulut jouir de l’effet sur le poète. Il ouvrit de grands yeux étonnés en découvrant chez son invité les conséquences de la terreur pure : la barbichette de Ptah Heo, frémissante, se dressait comme si une force ascensionnelle la soulevait à son extrémité. Elle finit par s’immobiliser, raide, à l’horizontale.
— Oh ! Oh ! ricana Hortengul, émerveillé. Cet ancêtre se débrouille pas mal, je trouve : il hérisse encore bien pour son âge.
Il ordonna à Pinocchio de s’approcher :
— Allez, vous deux, au boulot, mes canards ! Transférez la semence cérébrale de ce clou rouillé dans mes neurones, avant qu’il ne tourne de l’œil. À voir frétiller sa barbe, je crains pour son cœur.